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L’union au Ka, l’union au Soi

 

L’âme égyptienne

L’initié égyptien partait du principe que le phénomène de la mort physique n’était qu’une métamorphose de la conscience. Pour lui, l’âme, après avoir franchi le « Seuil », parcourait les étapes successives d’une évolution « normale1 ».

[…] Les Égyptiens estimaient que, en naissant sur terre, l’homme mourrait pour le monde de l’Au-delà ; ses potentialités surhumaines subissaient une éclipse. La mort terrestre n’était, par contre, qu’une nouvelle « naissance», une renaissance dans l’esprit, un rajeunissement du moi profond. Le défunt devenait un « nouveau-né2 ».

On retrouve cette notion égyptienne dans la citation de Jésus : « Laisse les morts ensevelir leurs morts » (Lc 9, 60). Ainsi, si l’homme meurt à la naissance, le sens de l’existence, dans la perspective de la Vie éternelle, peut alors se définir comme l’action animée par le désir de la reconquête de sa Vie perdue. Une recherche de sa part divine, celle qui était avant sa naissance. Qu’y a-t-il donc à retrouver de son vivant ? Quel est le travail à réaliser ?

Pour répondre à ces questions, il faut tout d’abord bien avoir en tête la conception de l’âme des Égyptiens, telle qu’elle est décrite par Isha Schwaller de Lubicz. Cela nous permettra de la comparer avec celle de la psychanalyse jungienne. Pour les Égyptiens, l’âme humaine était composée de plusieurs instances. Nous ne citerons ici que celles qui nous intéressent pour la suite de l’ouvrage.

Tout d’abord le Ka, « principe spirituel de fixité […] porteur de tous les pouvoirs de manifestation3 » ou souffle divin, principe vital, qui fixe l’âme en lui donnant son caractère individuel (le dieu Khnoum modèle le Ka de l’homme sur son tour de potier). Il est associé au Soufre alchimique (qui est parfois un Soleil dans les représentations alchimiques), car celui-ci possède également ces propriétés. Il y a un Ka supérieur et un Ka inférieur. Le Ka inférieur est l’expression des kaou (pluriel de Ka) organiques, des principes vitaux des organes. Le Ka supérieur, quant à lui, est son principe de vie supérieur, le double spirituel de la personne, et il l’appelle à surpasser son Ka inférieur (y compris la personnalité psychologique). Celui qui cultive l’affinité avec son Ka supérieur passe donc de préoccupations instinctives à des buts spirituels, expressions de ce Ka. Le Ka supérieur est un rayon de la Maât, l’ordre spirituel. Il exprime donc en l’homme l’ordre cosmique, dont il est une partie. Maât étant la fille de Rê, le dieu solaire unique, elle est directement liée à l’Unité supérieure. Se lier à son Ka, c’est ainsi amener son être vers sa destination supérieure, son unicité, en le détournant de ses recherches terrestres. Selon Jean-Louis Bernard, certains hommes ressentent comme nécessaire la possession de leur Ka supérieur, mais ils le projettent sur un autre être, une amante ou un gourou, et lui trouvent toutes les qualités qu’eux-mêmes devraient rechercher dans leur Ka. De fait, ce Ka générera les voyages et rencontres nécessaires au développement spirituel4. Ils sont l’objectivation d’éléments de notre âme que nous ne pourrions vivre sans eux5. On peut donc dire que c’est le Ka qui imprime la marche du chemin du postulant à l’initiation spirituelle. Il est un « appétit », celui de la réalisation, la soif d’unité. La volonté de retrouver son intégrité perdue. La source du Désir supérieur.
On ne peut définir l’autre partie de l’âme, Ba, que par opposition au Ka. Les penser séparément l’un de l’autre, c’est prendre beaucoup de liberté avec la réalité. Si le Ka fixe l’âme, Ba est au contraire la partie mobile de l’âme, représentée par un oiseau à tête humaine. Il est le souffle animateur, la part impersonnelle, et pourtant attachée à l’individu, qui est fixée, individualisée, par le Ka. C’est l’âme en perpétuelle transformation. Il est ainsi identifiée au Mercure alchimique, énergie des transformations, qui peut avoir pour symbole la Lune.
Le Moi-Inek est l’instance psychique qui veut assurer la survie du corps et qui, à ce titre, monopolise à son avantage les qualités du Ka supérieur de la personne. Il en est le pâle reflet. Ce comportement constitue un obstacle à l’identification au Ka et, en ce sens, s’il n’est pas dépassé, il ne permet ni dans cette vie ni dans la Douat, l’au-delà des Égyptiens, sa possession consciente.
L’union au Ka supérieur permet d’assurer une certaine immortalité au défunt. On peut voir une représentation de ce fait dans la statue de Ka de Khéphren, qui vise à assurer la survie de son Ka après sa mort, en tant qu’une image du corps est réputée nécessaire pour maintenir l’intégrité de la mémoire du défunt. Le rôle de protection que joue le Ka dans la pensée égyptienne est ici souligné. Ce Ka sous la forme d’un faucon, ou Horus, se trouve sur la nuque, le lieu du Ka, et fait le geste du Ka (fig. 1). Par ailleurs, Pharaon revêt un « nom de Ka », qui représente son être pleinement manifesté, par opposition à son nom de naissance, qui symbolise son être premier.

L’âme selon Carl Gustav Jung et les Évangiles

Cette vision égyptienne trouve un parallèle chez Carl Gustav Jung6. Selon lui, nous pouvons citer trois composantes essentielles de l’âme humaine. Le Moi, qui est le maître apparent du conscient, l’Inconscient et le Soi, qui est la totalité du psychisme humain et son centre, une notion non prouvée, mais une hypothèse nécessaire. « L’idée du Soi est déjà en elle-même un postulat transcendant, psychologiquement légitimé, mais qui échappe à toute tentative de preuve scientifique7.» Le rapport entre le Moi et le Soi, « das Ich und das Selbst », est du domaine de la « sensation ». Le Soi se fait connaître par le moyen des rêves, par de nombreux symboles qui l’évoquent. Le Ka peut être assimilé au Soi et le Moi-Inek au Moi lorsqu’il oriente l’être vers la défense de schémas contraires au Soi. C’est du moins l’optique que nous prendrons dans ce livre. Notons que dans la tradition chrétienne, le Soi est appelé Christ, comme l’a énoncé Jung dans Aion, Études sur la phénoménologie du Soi8. Ainsi, nous pouvons nommer le « maître intérieur » Soi ou Christ, comme Jésus le fait lui-même (voir Mt 23, 10). Le Soi est ici la part spirituelle de l’homme, son centre occulte, son unité. Le Moi, lui, est le centre de la partie consciente de l’âme, qui est liée à l’instinct de survie. Il est la force dont on peut dire que le Soi divin, Dieu, lui a « confié » l’âme, lui qui est étranger au monde temporel. Dans la parabole de Jésus (Mt 21, 33-46), le maître de la vigne a confié le travail à des serviteurs qui refusent de donner le fruit de la vigne et s’en prennent au fils du maître, l’héritier de la vigne. Tel est le comportement du Moi qui rejette les messages de l’Inconscient venant du Soi personnel, le « Fils de Dieu », fils de l’Unique, le « Fils Unique » (possédant l’unicité). Le Fils et le Père sont Un, car le Soi personnel et le Soi divin sont deux aspects d’un même Soi en l’Homme, le Dieu en lui. Ainsi, en paraphrasant Jean, chapitre 1, verset 1, « au commencement était le Soi, et le Soi était auprès de Dieu, et le Soi était dieu9. » Le Soi personnel est l’expression personnelle de l’unité divine, ou Soi divin, comme le rayon de lumière est fils du Soleil. Ce Soi personnel est notre réalité personnelle, tout comme le Soi divin est la réalité du Monde. Car, par-delà les apparences sensibles, par-delà les représentations mentales divisantes, « Tout est Un ». Dieu est la seule réalité. De la même manière que la réalité des couleurs diffusées par un prisme est la lumière qu’il a décomposée. Celui qui renie le Soi en lui renie tous ceux qui peuvent le représenter à ses yeux, comme les serviteurs de la parabole renient le fils du maître de la vigne. C’est à sa propre perte que court le Moi qui est dominé par ce comportement autodestructeur. Car tôt ou tard reviendra le maître de la vigne, le Soi divin… Il s’agit, dès lors, d’accepter progressivement le règne de notre maître intérieur, le Soi. Il est en effet notre seul sauveur, il porte ce que nous recherchons de toutes nos forces par-delà de vains désirs, notre véritable Désir. Et il est en même temps ce que nous craignons le plus, ce que nous renions à chaque instant. Nous n’avons pas la force de suivre délibérément cette force intérieure, si difficile à porter parmi tous ceux qui rejettent la leur. L’assumer cela passe par une approche intègre de la spiritualité, une approche qui vise à gagner en unité, en lien avec le Soi, qui est cette unité. Il y a dans la pensée égyptienne traduite par Isha Schwaller de Lubicz une ressemblance avec la pensée de Jung, pour qui la vérité de l’Inconscient est le Soi, dont le Moi doit s’assurer l’appui, car il est un centre autour duquel il gravite. Mais le Moi se prend naturellement pour le centre, comme les vignerons de la parabole. Jung nous propose donc la révolution copernicienne psychanalytique. Remettre le Soi au centre, reconnaître qu’il est ce centre. Comme l’Égyptien doit soustraire son âme de la tyrannie du Moi-Inek pour se rapprocher du Ka supérieur, Jung en appelle au processus d’individuation qui vise à soustraire le Moi de forces inconscientes sous la forme d’archétypes pour le rapprocher du centre de l’âme, le Soi. Ces deux pensées vont donc dans le même sens : celui d’un rapprochement de l’individu et de son centre spirituel secret. Elles nous poussent à considérer que le Moi n’est pas au centre de son monde, dont il ne sera jamais le Maître.

Le mariage alchimique

Il est très important de comprendre que les buts poursuivis par le Soi, la croissance spirituelle tant de soi que d’autrui, sont souvent antagonistes aux intérêts perçus et formulés par le Moi. C’est en ce sens que le sacrifice peut correspondre à une réalisation du Soi, mais à une mise à mal apparente de la satisfaction des intérêts du Moi. Il importe de ne sacrifier aucune de ces deux dimensions si l’on veut que le Soi puisse briller à travers le Moi et la supraconscience, conscience englobante, à travers la conscience. Ce pourquoi c’est sous la forme du couple ou de l’union que l’on représente leur relation. Celle de l’être intemporel, symbolisé par le Soleil, avec l’être temporel, symbolisé par la Lune. La Lune figure le monde des désirs et de l’inconscient, dont notre âme personnelle, nos rêves, nos aspirations profondes, sont une expression. Le Soleil, quant à lui, représente cet aspect de nous qui est tout en profondeur, notre éternité, ce qui nous meut par-delà les apparences. Le couple Soleil-Lune figure ainsi la réconciliation de ces deux aspects de nous-mêmes, les désirs du Moi et le divin Soi. C’est le divin qui nous aime en premier. Il veut s’unir à nous, mais pour cela il faut que nous soyons prêts à le recevoir. Il n’a de cesse de nous faire des signes tout en éprouvant nos « sentiments » pour lui. Il n’est pas de ceux qui séduisent. C’est notre coeur qu’il veut. Loin de la volonté divine, nos aspirations profondes ne trouvent pas de véritable possibilité de réalisation. Car notre Désir profond vient du Soi et il tend vers le Soi. Notre volonté personnelle, elle, est liée à ce que nous appelons « raison ». Notre libre arbitre, ce qui fait de notre relation au Soi un choix, un consentement. Notre volonté personnelle suppose l’intégration des limites, de ce qui est possible, de ce qui ne l’est pas. Elle permet le lien entre le monde et les désirs. Mais elle peut aussi permettre le lien avec la volonté divine, la volonté profonde. Elle doit s’approcher de cette dernière, qui émane du Soi personnel. C’est ainsi au travers de la volonté personnelle que peuvent se rejoindre désirs, les moteurs de nos actes, et volonté divine, l’aspiration profonde. Il est nécessaire de permettre à nos désirs de s’exprimer. Il nous faut vivre notre part intime pour la purifier et la rapprocher de notre Désir le plus profond, l’amour qui émane du Soi personnel. Notre volonté profonde est amour, elle porte ce qui est nécessaire pour nous et les autres. C’est donc par l’amour que nous nous rapprochons de cette volonté. L’enlacement de la Lune et du Soleil figure cette volonté aimante qui nous permet de rapprocher nos désirs et la volonté divine.
Lorsque les événements sont contre nous, n’ouvrons pas la bouche pour maugréer, mais transformons toute épreuve en capacité à nous rapprocher du Soi, qui veut ce qui est. Quelque chose nous échappe. Il nous faut nous adapter aux nouvelles directions et suivre le courant. Il faut apprendre, petit à petit, à s’incliner, sans s’avilir. La vie est ainsi un jeu d’équilibre. La volonté personnelle et la volonté divine, issue du Soi divin, dont le Soi personnel se fait l’écho, sont tout d’abord opposées, incompatibles. La volonté divine est alors le Destin, la fatalité. Tel est le sens des épreuves, en particulier de celles qui se répètent. Elles doivent nous permettre de nous rapprocher d’une volonté plus profonde en nous par le constat perturbant d’injustice apparente, tel le Bouddha sortant de son palais. On peut alors soit se battre sans fin, soit choisir la voie de l’introspection, se crever les yeux comme OEdipe. Le chemin spirituel consiste en une double réalisation. Spiritualiser la matière, c’est-à-dire réaliser une transformation de notre être et de nos désirs qui permette d’avoir pour horizon une volonté personnelle pleine d’amour. Transmuter nos désirs en volonté. Mais également matérialiser l’esprit, c’est-à-dire ne pas fuir nos déterminations, nos limites, notre personnalité, et incarner dans notre volonté la volonté divine. Il y a deux écueils majeurs : la survalorisation de son ego et la fuite de son ego. Dans le premier cas, on est dans une surestimation de ses capacités à vouloir le bien. Dans le deuxième, qui n’est pas moins dangereux, on côtoie ou on atteint le délire mystique par l’identification de sa volonté à la volonté divine. Ces deux erreurs sont très contagieuses, demandent l’appui d’autres personnes, car elles ne sont pas la vérité. Une image peut rendre plus clair ce dont il est question. Figurez-vous les désirs comme des instrumentistes. Le chef d’orchestre est le Moi et le compositeur le Soi. Pour assurer l’harmonie de l’orchestre, le chef a demandé à chaque instrumentiste de travailler séparément puis en petits groupes et, enfin, ensemble. De même chaque désir s’exprime tout d’abord à plusieurs reprises sans avoir sa place dans un schéma abouti. Ce chef a appris à lire les partitions musicales. Ainsi, pour faire entendre notre musique personnelle, il nous faut travailler sur nos désirs et apprendre à déchiffrer le langage du Soi, le langage symbolique. Celui qui ne saurait pas déchiffrer et qui copierait simplement les gestes d’un chef ne pourrait produire que la cacophonie et ferait fuir le public. À l’inverse, une exécution faite avec le coeur et la maîtrise évoquerait l’harmonie dans le coeur des auditeurs, harmonie qui est à l’image de leur propre harmonie intérieure. Le secret de cette harmonie, c’est que l’intervention de chaque instrument est réglée par rapport à celle des autres. Chaque désir doit s’exprimer en harmonie avec l’ensemble de nos aspirations, à sa juste place. Dans la production finale, chaque intervention d’un instrumentiste fera sens. De même, pour un être centré, chaque désir trouve une place relativement à la personnalité d’ensemble. Bien sûr, l’interprétation ne correspondra jamais exactement à la volonté du compositeur, il y aura une différence. Il est tout à fait impossible pour nous d’être aussi bons que le Créateur. Notre volonté différera toujours de la volonté divine. Aucune connaissance symbolique n’amène à la compréhension pleine et entière de cette volonté. Mais nous pouvons ressentir et faire ressentir l’harmonie. Pour l’avoir nous-mêmes entendue. Cette harmonie, c’est l’unité du multiple, autrement appelée amour. Peut-être parmi ce public y aura-t-il de futurs musiciens capables de la faire advenir ?

Un alignement est nécessaire entre la volonté personnelle, attachée au Moi, et la volonté divine, attachée au Soi, dont il est très important de comprendre qu’elles resteront toutefois toujours distinctes. La volonté divine, comme le désir de la plante de se développer, est une réconciliation de la nécessité et de la liberté. Elle transcende cette opposition. Le Soi divin veut ce qui est. Et le Soi personnel, qui en est l’expression individuelle, veut également ce qui est bien « pour nous ». C’est à nous de vouloir ce qui nous est donné.

« Lequel de vous donnera une pierre à son fils, s’il lui demande du pain ? Ou, s’il demande un poisson, lui donnera-t-il un serpent ? Si donc, méchants comme vous l’êtes, vous savez donner de bonnes choses à vos enfants, à combien plus forte raison votre Père qui est dans les cieux donnera-t-il de bonnes choses à ceux qui les lui demandent. »

(Mt 7, 9-11)

Toute personne désireuse de s’aligner sur la volonté divine, de « s’unir au divin », va devoir entrer dans un travail intérieur qui correspond à trois temps, temps qui correspondent aux étapes de l’oeuvre alchimique.

Les étapes de la réalisation spirituelle

Tout d’abord, la conversion (ou Départ10). Elle peut être associée à la « justification11 », dans l’initiation égyptienne en trois étapes décrite par Max Guilmot dans Les initiés et les sites initiatiques en Égypte ancienne. Celle-ci consiste à l’introduction au monde des morts et des initiés. L’initié est alors un maâkherou, un justifié, qui gagne l’accès à la vie éternelle. La conversion correspond ainsi à l’entrée dans le monde initiatique. Elle a pour fondement un véritable coup de foudre pour son être spirituel, le Soi personnel, à travers un aperçu déstabilisant, tel que l’expérience d’unité. C’est ce coup de foudre qui va enclencher le processus spirituel, comme la graine qui est plantée en terre prépare l’arbre. L’être spirituel a ensemencé l’être temporel. C’est avoir vu l’étoile qui permet d’avancer vers le nouveau-né. Le « sauveur » de notre monde, qui naît dans une situation difficile. C’est en effet dans la tourmente que nous apercevons notre Soi. Cet aperçu du Soi, cet appel personnel, est mentionné sous le symbole du caillou blanc qui, dans l’antiquité, était le moyen de signifier une invitation à un banquet :

« À celui qui vaincra je donnerai de la manne cachée, et je lui donnerai un caillou blanc ; et sur ce caillou est écrit un nom nouveau, que personne ne connaît, si ce n’est celui qui le reçoit. »

(Ap 2, 17)

Cette conversion questionne les structures précédentes, remet tout à plat. Elle signifie la fin d’une vie, d’habitudes et d’attitudes qui ne sont pas les nôtres. Elle permet de s’ouvrir à une autre vie. C’est cette conversion qui est notamment visée par la cérémonie d’initiation.
Ensuite vient l’introspection (ou Voyage), en lien avec la « régénération12 » dans le livre de Max Guilmot. Cette dernière figure la régénération consécutive à la purification par l’eau primordiale. L’introspection suppose ainsi une purification de l’âme. Cela découle de la « fréquentation » de son être spirituel et des transformations associées. On va ici étudier les symboles pour parfaire sa connaissance de soi-même et du monde spirituel. On s’ouvre émotionnellement, on se rend réceptif. On apprend à accueillir les leçons de l’existence pour avancer. Il y a, a terme, rénovation de nos structures intérieures, de notre âme, selon une tournure plus respectueuse de qui nous sommes profondément. Il y a alors manifestation de l’être spirituel, qui répond à notre « beauté » nouvelle.
Finalement, l’union (ou Retour), qui équivaut à l’« illumination13 » de Guilmot, le moment où l’initié peut enfin contempler les choses divines. Dépassant la simple connaissance de soi-même, on entre dans la pleine acceptation de son être qui va de pair avec l’union avec le centre spirituel. Il exprime ce qui fait notre unité. S’accepter pleinement, c’est accepter sa totalité, c’est être au diapason du Soi. On accepte pleinement (mais non pas intégralement) ce qui arrive, on « réalise son Destin. » Ce qui n’est pas antinomique de l’action, d’une dynamique personnelle. Mais une action inspirée par notre être profond, et non par notre être né de l’opposition au monde, le Moi. Ici, notre travail préalable de purification intérieure va permettre de trouver une vie en adéquation avec ce que nous sommes. Ce moment est symbolisé par la fleur, car la fleur réalise directement son être. Ainsi, le plus bas est l’image du plus haut. Il suffisait de baisser les yeux.

L’intelligence du coeur

« Que celui qui a des oreilles pour entendre entende. » (Mt 11, 15) Dans ses Propos sur ésotérisme et symbole, René Adolphe Schwaller de Lubicz nous dit : « La faculté d’“entendre” l’instinct et de le traduire cérébralement fait l’intuition. Cette faculté de traduire constitue l’intelligence du coeur. C’est par l’intelligence du coeur que l’homme peut conduire sa marche vers la libération14. » Si l’animal est mû par l’instinct pour son propre bien, il y a une forme d’instinct qui peut également permettre à l’homme de se réaliser. C’est ce que les initiés égyptiens appellent « l’intelligence du coeur ». Celle-ci va directement au réel, par le biais des symboles, de la connaissance intime des fonctions, sans truchement par des analyses et des raisonnements sans fin liés à la volonté de maîtrise du Moi. Elle est un pas de plus. Confondement. Cette intelligence se développe. C’est elle, et elle seule, qui permet l’alignement entre notre volonté personnelle et la volonté supérieure. Elle est en effet une élaboration supérieure de la volonté et de l’intelligence, tout en faisant penser à ce qu’est l’instinct pour l’animal. Elle nécessite une pensée bien construite comme socle, pour maîtriser les visions qu’elle inspire. C’est elle, comme l’instinct pour l’animal, qui nous permet d’avoir accès à la notion de ce qui est véritablement bon pour nous sur les plans matériels et spirituels. Elle est notre guide véritable. Elle peut voir ce qui échappe à la raison dans des situations complexes. Elle est parfois traduite dans l’image simpliste de « ce que notre coeur nous dit de faire ». Ce ne sont pas nos émotions qui nous parlent, ce n’est pas notre intellect. Cette petite voix en notre sein, c’est l’expression d’un lien purifié au réel. L’intelligence du coeur est la faculté la plus haute que l’homme puisse atteindre. Car nous sommes alors en forte relation avec notre Soi personnel. Nous pouvons trouver un sens dans le réel, par l’intermédiaire des symboles, qui dépasse la vision de notre Moi analytique. Nous allons directement au but. Pour René Adolphe Schwaller de Lubicz, l’intelligence du coeur est liée à la fonction sympathique. Elle est participation à ce qui se présente à la conscience, sans passer par le mode de la comparaison qui constitue le fait de l’intelligence cérébrale. Elle est lien direct au réel. Ceci n’est pas à confondre avec la « subjectivité », car cette intelligence suppose, au préalable, un détachement de l’égocentrisme. En accédant à cette intelligence, nous acquérons la vision perçante du faucon Horus, nous trouvons ce dont nous avons véritablement besoin, ce que nous désirons au fond de nous-mêmes, notre proie. Cette intelligence est comme un « toucher », une sensation de ce qu’est la vérité derrière les apparences. Cela peut être lié symboliquement au fait de bander les yeux de l’initiable. Cela peut symboliser le début de l’oeuvre, la reconnaissance de l’aveuglement, et en même temps sa fin, le lien renouvelé au réel. Ce fait est symbolisé par l’oeil gauche d’Horus, Oudjat (« complet ») ».

L’oeil d’Horus, selon les Égyptiens, a été ôté par Seth et découpé en six morceaux. Chacun des éléments de cet oeil correspond symboliquement à un sens. Et chacun de ces sens correspond à une fraction (fig. 3). ½ l’odorat, ¼ la vue, 1/8 la pensée, 1/16 l’ouïe, 1/32 le goût et 1/64 le toucher. Si l’on somme ces différentes fractions il manque 1/64, soit le toucher. Il s’agit d’une partie ajoutée par Thot comme liant magique lors de la reconstitution de l’oeil. C’est lui qui permet à Horus de récupérer l’intégrité de sa vue. Il est permis de penser que seul l’ajout de l’intelligence du coeur permet à l’oeil de voir. Thot est un dieu majeur de l’initiation égyptienne. C’est ainsi que c’est par l’initiation que cette intelligence, qui permet de vivre selon ce qui est véritablement bien pour nous et de connaître une réalité plus solide, sera développée.

1 Grégoire Kolpaktchy, Livre des morts des Anciens Égyptiens, Paris, Dervy,

2002, p.23.

2 Ibid., p.72.

3 Ischa Schwaller de Lubicz, op. cit., p. 234.

4 Voir Jean-Louis Bernard, La Science occulte égyptienne, Paris, Henri Veyrier,

1987, p. 19 et p. 52.

5 Voir Carl Gustav Jung, Dialectique du Moi et de l’Inconscient, Paris, Gallimard,

1964, p. 149.

6 Carl Gustav Jung utilise lui le mot de « complexe » pour désigner le Ba et le

Ka égyptien. Voir Ibid., p. 141.

7 Ibid., p. 259.

8 Carl Gustav Jung, Aïon. Études sur la phénoménologie du Soi, Paris, Albin

Michel, 1983.

9 Voir l’interprétation linguistique de Didier Fontaine, « Jean 1.1 : sed perseverare

», Réflexions sur la traduction biblique et les sciences du langage [en ligne].

Disponible sur : http://aeropage.net/blog/2017/05/01/jean-1-1-sed-perseverare,

mis à jour le 1/05/2017 (pas consultée le 20/08/2018).

10 Joseph Campbell (dans Le Héros aux mille et un visages, J’ai Lu, 2013,

p. 57-60) signale que les histoires héroïques sont la plupart du temps composées

de trois étapes : une séparation d’avec le monde, un accès à une source de

pouvoir ou initiation et un retour vivificateur.

11 Max Guilmot, Les initiés et les sites initiatiques en Égypte ancienne, Paris,

Robert Laffont, 1977, p. 132-133.

12 Ibid., p. 133.

13 Ibid.

14 René Adolphe Schwaller de Lubicz, Propos sur ésotérisme et symbole, Paris,

Dervy, 1993, p. 89.

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